Dommages collatéraux ou le curieux voyage d'un ectoplasme #2

Voici la partie 2! 

/!\ Ce texte raconte l'histoire d'un extrémiste religieux et contient des scènes violentes, notemment une scène d'attentat. Je précise également que ce texte a été écrit à la mi-octobre 2015 et n'est en rien lié aux attentats de Paris le 13 novembre. Merci de ne pas lire si vous être prompt à la sensiblerie.

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Ka-schlank !

Ce bruit. Ce bruit métallique, cette explosion de son clair et profond qui résonne dans la pièce, se heurte aux murs de béton, rebondit, tente de s’échapper entre les barreaux de la fenêtre, remplit mes oreilles de vibrations acier avant de s’évanouir au dehors. Puis les cliquetis-chuchotement des clés alors que la serrure m’enferme dans cette cellule exiguë.

Un concert routinier, tous les soirs, tous les matins, depuis déjà deux mois. Et il en reste encore dix à purger.

Bienvenue au centre pénitentiaire de Fresne. C’est une série de bâtisses en pierre gris sale, parallèles, séparées par des cours de cinquante mètres. On a de la chance, ici, les fenêtres sont encore relativement grandes, si l’on oublie les barres de fer qui les obstruent.

Sur mon badge, c’est écrit « Bastien Carlin, vingt ans, prisonnier numéro 142 » ou un truc dans ces eaux-là. Motif d’inculpation : vol à la tire et insulte à un agent de l’ordre public, avec menaces en prime. Avec ça, on devrait pas avoir autant à tirer, mais vu mon casier, on m’a fait un joli cadeau, en m’offrant quelques mois supplémentaires. Pourtant, je suis pas le plus pourri du coin, j’ai juste la malchance de ne pas courir très vite…

La cellule fait trois mètres par trois, plus une minuscule pièce avec toilettes et lavabo, sans porte. La moitié de l’espace est occupé par deux lits, ils sont séparés par un paravent en papier. On a une table de nuit de chaque côté, qui sert aussi de bureau et bien fixée au sol par quatre grosses vis plates. Contre le mur, en face du lit, il y a une armoire en carton-pâte pour nos habits et nos petites affaires (J’y garde en particulier un vieil ours en peluche élimé que ma mère a cru bon de m’apporter pour me « tenir compagnie » mais que je cache, un peu honteux. Allez donc vous balader dans une prison à vingt ans avec un ours en peluche ! Je n’ai toutefois pas eu le courage de le jeter.)

Cette pièce aux murs jaunes, je le partage avec Yanis. Yanis, il a bientôt trente ans et il est plutôt d’un naturel calme. Il a la peau couleur noisette et ses yeux sont d’un brun presque noir. Il porte ses cheveux foncés très courts et se lime les ongles avec application toutes les semaines. Sinon, il est plutôt fin, pas très grand mais pas trop petit non plus, dans la moyenne je dirais. Il a l’air d’un type plutôt cultivé, puisqu’il passe le plus clair de son temps libre à la bibliothèque. Je me dis qu’il ne doit pas tellement aimer la compagnie puisque la bibliothèque, c’est presque le lieu le plus désert de Fresne. Je pense que le seul lieu plus vide que cette pièce zébrée d’étagères, ça doit être les escaliers de l’aile des handicapés …

Mon coloc’ va prier tous les jours, sauf s’il oublie, trop plongé dans un bouquin, sans doute. Il dit que l’imam n’est pas très au courant des textes du Coran, mais que les temps de prière sont trop importants pour lui pour qu’il les abandonne tout à fait, et aussi que malgré l’imprécision de l’imam, on peut rencontrer des gens intéressants à la prière, et que cela lui permet de moins s’ennuyer.

Un jour, je lui ai demandé ce qu’un type comme lui faisait en prison. Il a répondu : « J’ai fait une erreur, comme toi, comme tous ceux qui sont là. Maintenant je paie ma dette, c’est tout. Évite de poser ce genre de question, la plupart des détenus n’aiment pas trop raconter leur vie. Tout ce que je peux te dire, c’est que j’ai pris pour trois ans.» Je ne lui ai plus jamais redemandé, pas plus qu’à tous les autres.

Comme je le disais, ici, on s’ennuie, on s’ennuie même plus que dans la cité, ou on pouvait au moins fumer une cigarette avec sa bande, assis sur un banc ou sur un mur, en parlant de tout et de rien et en sifflant les filles qui passent. Ici, on a des patchs de nicotine et l’aile des femmes est bien séparée de la nôtre. On nous propose cependant des ateliers de poterie, mais seuls les véritables désespérés y participent.

Un matin où j’avais vraiment rien à faire, ni atelier, ni punition et que j’errais entre les toilettes et la cafétéria, Yanis m’a proposé de l’accompagner prier.

- Peut-être que la religion pourra t’enseigner de bonnes valeurs, qui sait ! Tu pourrais découvrir une autre voie que celle qui t’a amené ici, une lumière qui, quoi que tu fasses, où que tu sois, éclairera ton chemin. Maintenant, à toi de choisir si tu veux suivre cette route vers le paradis ou rester sur celle qui t’aura guidé vers le crime et la prison. Inch’Allah, tu suivras le chemin du bien !

J’ai hésité. Ça me paraissait trop beau pour être vrai. Mais j’avais pas grand-chose à perdre, et Yanis était plutôt sympa, donc j’ai décidé de laisser une chance à la prière, de toute façon, entre ça et la poterie, le choix était vite fait.

Je l’ai suivi un jour. Puis un autre. Encore un. Bientôt, j’y allais quotidiennement, et même lorsque Yanis restait à la bibliothèque, j’étais présent. À chaque fois que l’imam parlait, j’avais l’impression qu’il levait le voile sur quelque chose de grandiose. Toutes les pièces se mettaient en place, je trouvais une réponse à chacune de mes questions, un sens à chaque phénomène, j’avais enfin un but, une bouée à laquelle me raccrocher, tout était logique, évident, c’était la même sensation que lorsque qu’on comprend enfin un difficile problème de maths.

Plus le temps passait, plus je priais. Je priais pour ma cité, pour mes frères et mes sœurs, de cœur et de sang, pour qu’ils trouvent un moyen d’échapper à la pourriture qui les enfermait, qu’eux aussi se rendent compte que ce moyen était la voie que nous offre Allah par l’islam. J’avais envie que le monde entier ait cette révélation, comprenne que le paradis nous attendait au bout si l’on se pliait simplement aux règles, à ce cadre créé par Allah et révélé par le Prophète. C’était si simple, si clair, limpide même…

Je voulais en avoir plus, savoir comment je pouvais changer ce monde, et le rendre meilleur. J’ai interrogé l’imam, mais il s’est vite retrouvé à court de réponses. Je me suis alors tourné vers plusieurs croyants, ai longuement parlé avec un groupe de fidèles. Ce groupe, il était plus investi que les autres, ses membres étaient différents, ils avaient un je-ne-sais-quoi de plus, dans leur manière de parler, de prier qui me faisait penser qu’eux pourraient me révéler d’autres pans de cette histoire passionnante.

Ils étaient quatre, Abdelali, Hadi, Mandhur et Zahid. En parlant avec eux, j’ai appris de nombreuses choses. J’ai appris comment mieux prier, comment observer scrupuleusement les ordres du Coran et comment me plier à la volonté de Allah, le servir du mieux que je pouvais. Ils m’ont dit que j’apprenais vite, que je serais bientôt un bon musulman, qu’il ne fallait pas que je laisse la tentation du péché me submerger.

Je passais mes journées avec eux. Je leur racontais ma vie, ma famille, le chômage chronique de mon père, ma mère qui nous ramenait un peu d’argent en faisant des ménages et qui en même temps payait du mieux qu’elle pouvait les études de ma sœur, comment mon frère et moi on « récupérait » deux-trois trucs pour les revendre et pouvoir aider un peu la famille. Eux me parlaient de Allah, des traditions et de l’orient, de la Syrie, de la guerre souvent, de  quelques-uns de leurs amis qui étaient partis là-bas pour aider la population à se défendre, et comment ils les enviaient d’avoir l’occasion d’aider à l’établissement d’un bon état musulman.

J’ai commencé à me disputer de plus en plus souvent avec Yanis. Lorsque je lui racontais ce que j’avais appris, ce que je comprenais enfin, mon envie de changer ce monde, il me regardait avec tristesse et disait : « Mon ami, es-tu sûr que tu as bien compris les enseignements de Dieu ? Il s’agit d’organiser ton monde intérieur, de donner un cadre à tes propres agissements pour ton propre bien, le paradis attend ceux qui sont bons, pas ceux qui forcent le monde à leur ressembler. L’islam est une lumière, pas une prison. » Puis, voyant que je ne changeais pas d’avis, il se replongeait dans son livre, et je retournais de mon côté de la chambre.

La prison, j’en sortirais bientôt, le temps passait plus vite à présent. Mes nouveaux amis m’ont conseillé de ne plus parler à Yanis qui, selon eux, ne comprenait rien à la grandeur de Dieu. J’ai suivi leur recommandation.

La libération de Hadi était prévue une semaine avant la mienne. J’ai appris qu’il habitait pas loin de chez moi, nous avons donc décidé de nous revoir dès que je serais libre.

J’ai attendu, et je me suis tenu à carreau, histoire d’éviter qu’on ne m’offre de rester un mois de plus. Et lorsque le jour est enfin arrivé, lorsque les grandes portes métalliques qui bouchaient mon horizon se sont refermées derrière moi, Ka-schlank !, me laissant seul en dehors de ces murs brunâtres, j’ai senti un bonheur immense m’envahir. J’avais une mission à accomplir, un but à poursuivre et une loi qui me disait comment y arriver.

C’est ma mère qui est venue me chercher. Je n’ai pas dit un mot du trajet, elle non plus. Il y avait une espèce d’atmosphère lourde dans l’habitacle de la vieille voiture familiale.

À peine arrivés dans le minuscule appartement où nous vivions, elle, moi, mon père et ma sœur aînée et mon petit frère, j’avais l’impression de ne plus être chez moi. Les pièces encombrées de photos m’oppressaient, je suffoquais. Quand mon père m’a demandé comment j’allais, je me suis efforcé de sourire et de lui répondre que tout était en ordre, mais dès que j’ai eu un instant de libre, je me suis échappé pour retrouver Hadi.

On s’est rencontrés dans le même parc où j’avais l’habitude de voir mes anciens amis, mais étonnamment, je n’en ai croisé aucun. Je lui ai expliqué que je ne me sentais plus à ma place chez mes parents, que j’avais besoin de faire quelque chose de signifiant, de grand.

-  Je pense que tu es prêt », m’a-t-il dit.

- Prêt pour quoi ? », me suis-je interrogé. Il a sorti un bout de papier de sa poche. Dessus, il y avait une adresse internet griffonnée au stylo-bille.

- Tu y trouveras toutes les informations qu’il te faut, lis tout ce que tu trouveras et appelle-moi à ce numéro lorsque tu auras décidé ce que tu veux faire. 

Il a noté son numéro de portable sur le papier puis est parti, sans oublier de glisser un « Allah Akbar ! », Dieu est grand, dans ses salutations.

En arrivant à l’appartement, je me suis jeté sur mon téléphone et ai entré l’adresse fournie par Hadi dans le navigateur.

Des images de drapeaux noirs, d’hommes encagoulés, d’armes de toutes sortes. Et toujours, cette intention : « Nous sommes les envoyés de Allah, obéissez aux soldats du Tout-Puissant ! ». Cela n’était jamais explicitement dit, mais c’était toujours l’idée derrière les images. J’ai commencé par avoir peur, par avoir envie de laisser tout tomber là. Mais, me reprenant, j’ai plongé plus avant dans les pages internet. Petit à petit, je comprenais où voulaient en venir ces hommes. Les infidèles et les pécheurs ne seront jamais heureux de voir leur monde pourri s’évanouir pour laisser place à la Charia, la vraie loi de Allah. Il fallait bien que quelqu’un s’occupe de ces gêneurs, si l’on voulait étendre le califat. Il n’y a pas de révolution sans renversement. Il fallait bien des soldats qui par leur engagement, gagneraient forcément leur place au Paradis. Il n’y avait pas de plus belle récompense.

Lorsque j’ai estimé avoir assez lu, j’ai fermé les yeux. Ma destinée se trouvait devant moi. J’ai souri. Tout allait changer.

Les jours suivants, j’ai beaucoup parlé, via le site à d’autres personnes qui étaient parties avant moi. « C’est comme des vacances ! » « Ma foi a enfin trouvé un but !»  « Je n’aurais jamais imaginé pouvoir servir Allah à ce point ! » Tous étaient élogieux et enthousiastes. J’ai appelé Hadi pour lui faire part de ma décision. Je partirais. J’irais apprendre à me battre au nom de Allah, je participerai à l’édification de ce monde régi par Allah! Il a prévenu de ma part un de ses amis qui pourrait m’amener à l’aéroport.

Je suis parti au milieu de la nuit sans prévenir personne. Je n’ai laissé qu’un billet sur mon lit, disant à ma famille que je priais pour eux, et que inch’allah, je reviendrai à la maison une fois ma mission accomplie.

D’abord, j’ai marché un bout de chemin, mon sac sur le dos. Dedans, il n’y avait que le strict minimum. Quelques habits de rechange, une brosse à dents, mon portable et de l’argent.

J’ai rejoint le point de rendez-vous que m’avait fixé l’ami de Hadi. Il m’attendait comme prévu dans un monospace gris métallisé. C’était un homme gras, aux yeux noirs et à la peau luisante. Il portait une chemisette bleuâtre et un bermuda blanc. Posé sur le siège conducteur, il sirotait un café tiède dans un verre en carton. « Tu es en retard… » ont été les seuls mots qu’il m’a adressés. Je me suis assis sur le siège passager sans dire un mot et il a démarré la voiture. Pendant le trajet, il m’a passé l’enveloppe qui contenait le billet d’avion et le carnet d’adresses. Je l’ai fourrée dans mon sac. J’avais la tête embrumée de sommeil et n’avais qu’une seule envie : dormir. Après tout, il était trois heures du matin.

On est arrivés à l’aéroport. J’ai passé la douane sans problème. Je suis monté dans l’avion. Et il a décollé.

Je suis parti.

Là-bas, c’était entraînement. L’entraînement par la prière et la course. On nous dresse à devenir de bons combattants. Là-bas, j’ai adopté ma nouvelle identité, mon nouveau nom. J’ai choisi Abdelfattah, le serviteur de Celui qui ouvre. Celui qui ouvrira la voie vers un monde plus beau. J’ai appris l’arabe, j’ai appris comment m’habiller, comment parler, j’ai laissé pousser ma barbe et ai cessé de répondre aux messages que ma mère m’envoyait tous les jours.

Je suis revenu.

Sept mois ont passé. Je suis un autre homme maintenant. Dans ma valise, une clef USB avec les plans d’une bombe artisanale que je pourrais fabriquer une fois en France. Je la cacherai dans un sac, et ne l’enclencherai que lorsque je n’aurai plus d’autre choix. J’ai la clé d’un local dans lequel sont stockés quelques fusils et du matériel qui pourrait également m’être utile. Gilet pare-balles, munitions, grenades, un véritable arsenal caché dans un garage en plein centre de Paris.

Avant de partir, j’ai rasé ma barbe, histoire de ne pas me faire remarquer dans un pays où la plupart des hommes la trouvent inesthétique. J’ai eu un moment de sueurs froides à la douane. Avais-je été repéré par les autorités ? Allaient-ils m’arrêter ? Analyser ma clef USB ? Rien de tout cela, je suis passé sans encombre.

Je loge dans le studio de Zahid, sorti de prison entre temps. Il est bien situé, à deux rues de ma cible, une synagogue dont le rabbin a insulté Allah en traitant le Califat d’ « institution monstrueuse et sans fondement ». Notre vengeance s’abattra sur lui et son infâme communauté. Et il servira d’exemple à ce pays qui se croit tout permis.

Demain après-midi, c’est demain après-midi que je passe à l’action. Zahid m’a aidé à tout préparer, et il pilotera la voiture jusqu’en face de la synagogue. Ensuite, je serai seul.

On se lève tôt, pour être sûrs de ne rien oublier. On mange rapidement un morceau de pain avant de nous laver sommairement. On prépare la bombe que je glisserai dans mon sac à dos. Un peu d’alcool, un peu d’essence, un détonateur maison, de la poudre et un interrupteur qui pendra sur mon épaule depuis la bretelle.  Je regarde par la fenêtre, le ciel est nuageux, mais un rayon de soleil solitaire perce le plafond gris, comme si Allah nous encourageait dans notre action. Il nous en sera reconnaissant, c’est sûr. Et même si nous échouons, si on m’abat ou que je dois faire exploser la bombe, je mourrai en martyr, et le paradis sera là pour m’accueillir. Non, je ne risque rien.

Nous sommes prêts, dans la voiture, une Kalachnikov, classique, emballée pour l’instant dans une couverture, trois lourds Beretta, avec chacun un chargeur de rechange. Avec toutes ces munitions, nous aurons largement de quoi accomplir notre mission, et montrer au monde la puissance d’Allah !

Avant de partir, je veux prier, pour être protégé, pour être reconnu, pour que Zahid ne soit pas arrêté, pour que je ne souffre pas trop longtemps si je dois mourir.

On embarque dans la voiture, ces préparatifs nous ont pris toute la matinée, nous devons agir dans l’après-midi, vers deux heures, heure à laquelle a lieu la prière dans cette synagogue.

Nous roulons un moment, en observant bien les alentours, prêts à s’éclipser au cas où une voiture de police nous remarquerait. La voiture est banale, noire, d’une marque française. Nous avons maculé la carrosserie et la plaque d’immatriculation de boue, pour la cacher, et en cas de poursuite, il nous suffira de trouver quinze minutes pour tout nettoyer et nous fondre dans la circulation dense de Paris.

Nous nous arrêtons un instant dans une rue peu fréquentée, si ce n’est déserte, et mettons en place les dernier détails. On sort le fusil des couvertures. Je glisse un Beretta dans mon pantalon, Zahid garde les deux autres au cas où il aurait besoin de se défendre. J’enfile un gilet pare-balles et fourre une grenade dans ma poche. Je me rassois sur le siège passager et garde une cagoule noire à la main. Zahid me passe la Kalachnikov, que je pose sur mes genoux, et la cache avec le sac à dos piégé. Nous repartons.

On roule encore un petit moment. Les enseignes des magasins se succèdent, on est dans un quartier plutôt joli, dommage qu’il soit rempli de Juifs.

Nous sommes arrivés devant la synagogue, je suis un peu nerveux. Vais-je bien accomplir ma mission ? Je n’ai jamais tué qui que ce soit après tout, jusqu’à maintenant, ce n’était que de l’entraînement. Je doute, je ne suis pas sûr d’être véritablement prêt. Haaaa ! Si je faisais tout capoter ! Tout le monde m’en voudrait !

Remarquant mon trouble, Zahid sort un petit sachet en plastique transparent du vide-poche. Il contient une vingtaine de petites gélules blanches. Il ouvre le sachet et m’en tend une. « C’est quoi ? », je lui demande en la prenant dans ma main. « Vitamines, tu te sentiras mieux après ». J’avale la gélule. En trente secondes, je sens mon cœur qui s’accélère, ma vision devient plus précise, plus nette, j’entends tout ce qui se passe autour de moi. Je me sens bien, je me sens fort, je suis fort. Je remercie Zahid. Je sors de la voiture, après avoir enfilé ma cagoule. Un pas sur la route, un sur le trottoir, un sur le palier, au cinquième pas je suis dans le bâtiment. J’entre en hurlant « Traîtres ! ». J’appuie sur la gâchette du fusil et les balles crépitent, leur bruit faisant écho à mon cœur qui s’accélère encore. On crie  dans la pièce, je vois des gens qui s’effondrent, au milieu, un homme d’une cinquantaine d’années, un gros bouquin à la main, est figé sur place. Il porte une cravate et un costume, avec une espèce de grosse écharpe blanche. Je le reconnais, c’est celui des photos. Je pointe mon canon sur lui et fait feu. Il tombe lentement dans un bruissement de tissu, une tache rouge sur son habit. Je tire encore, un peu au hasard, en avançant pas à pas entre les rangées de sièges en bois. Taktaktaktaktak ! fait la Kalachnikov. Les gens crient, des hommes, des femmes. Puis je tombe à court de munitions et décide que j’ai donné déjà assez d’importance à mon message. Je cours vers la porte, en faisant bien attention de ne pas glisser dans les flaques de sang dont monte une odeur écœurante. Juste avant de sortir, je fais volte-face et crie aux animaux apeurés cachés derrière les colonnes et les sièges « Il n’y a de dieu que Allah ! Allah Akbar ! Repentez-vous ou mourez ! ». Je tire mon pistolet de ma ceinture et tire deux coups en l’air pour appuyer mon propos, puis je sors en courant.

Zahid est là, la portière passager est ouverte et je saute sur le siège alors qu’il démarre en trombe, faisant crisser les pneus de la voiture. Les passants sur les trottoirs fuient dans la direction opposée à la nôtre. Au loin, j’entends déjà les sirènes de police qui hululent. J’allume la radio, sur la chaîne des infos. Je souris en voyant qu’on parle de nous, j’ai été efficace, on dirait.

La voiture est moins rapide que ce que nous avions prévu. Je sors de nouvelles munitions pour la Kalach’, au cas où on aurait besoin de s’en resservir. J’ai encore ma grenade et ma bombe, quinze balles dans le Beretta, Zahid n’a pas tiré, il lui reste donc trente-deux coups avant de devoir recharger avec les munitions dans ses poches. Je jette un œil au rétroviseur, derrière, il y a trois voitures blanches et bleues qui nous poursuivent. La police, ils sont déjà trop près.

On fonce, on fonce mais de plus en plus la police se rapproche. La radio conseille aux gens de s’éloigner de la zone où nous sommes. La route se vide petit à petit. Parfois, on voit des gens se pencher à la fenêtre et regarder passer notre voiture suivie de celles des policiers.

On passe le signalement de notre voiture à la radio, et les journalistes ne doivent pas être très loin derrière les policiers.

On tarde pas à passer le périph’, et on continue à rouler, en choisissant de plus petites rues, en prenant des chemins détournés, essayant de semer la police. Un moment, on ne les voit plus derrière nous. On se permet de souffler un peu, pas plus de trois minutes, et on redémarre. Il nous faut un endroit où nous cacher. Et vite. Tout de suite même.

Là ! Sur le côté ! Une librairie ! On pourra se cacher là ! Nous descendons de la voiture en catastrophe et courrons vers le magasin. Un instant, je vois mon reflet dans la vitrine. Cheveux en bataille, sale, les vêtements tachés. J'ai des énormes cernes sous les yeux et mes pupilles sont gigantesques. Je ne sais pas si je ressemble à un héros ou à un fugitif, sans doute un peu des deux. Nous entrons, armes à la main, il n’y a aucun client, juste un vendeur, un jeune blondinet avec une écharpe verte, derrière le comptoir, je pointe mon Beretta sur lui et lui fait signe de nous suivre. Il obéit, l’air complètement terrifié. Zahid l’attache à une chaise avec son écharpe pendant que je déplace des meubles pour nous protéger tout en gardant la porte en ligne de mire. Bien sûr, la police finit par arriver devant la vitrine, sirènes hurlantes. Ils doivent se douter que nous avons un otage, qui d’ailleurs pleure doucement sur sa chaise. Pathétique.

Dehors, on entend un mégaphone nous hurler de nous rendre. On a pas vraiment le choix, quelque part, en se mettant à l’abri, on s’est coincés nous-mêmes dans cette fichue librairie. Il faut que l’on décide quoi faire. Je pense que la police ne voudra pas attaquer le magasin tant qu’un otage sera en jeu, mais on est jamais sûr avec ces fils de chien.

Après une longue discussion, nous décidons d’un plan. Nous allons tenter de sortir de ce piège à rats, et faire en sorte que ces imbéciles ne puissent pas nous suivre.

On détache l’otage. Zahid le tient fermement par le bras et garde le canon de son arme sur sa tempe. Je prends ma grenade à la main et mon sac à dos piégé n’est plus que sur une de mes épaules. Nous allons tenter de sortir. À travers la vitrine, on doit nous voir avancer vers la porte, parce que quand on la pousse, tous les policiers nous ont en joue. Rapidement, nous nous abritons derrière notre voiture, qui est juste devant la sortie. Les pneus sont crevés, on ne peut pas l’utiliser pour se faire la belle. On est complètement encerclés, après la voiture, c’est une ronde de véhicules qui nous bouche le passage. Il faudra d’abord créer un passage au-travers, et ensuite, nous pourrons fuir. Je risque un œil à travers les vitres de la voiture. D’une main, je serre la grenade dans ma main et tire la goupille. Je compte jusqu’à trois avant de la lancer contre le mur de policiers. J’entends des cris, des bruits de pas précipités, une explosion qui fait trembler la voiture. Immédiatement après, j’enclenche l’interrupteur de ma bombe artisanale et lance le sac au même endroit que la grenade. Une explosion encore plus forte, j’ai mal aux tympans, un souffle chaud. On laisse l’otage, il nous encombrerait, ainsi que la Kalachnikov, trop lourde, et on court vers la trouée, profitant de la confusion et de la fumée qui nous cache. Des balles sifflent près de mes oreilles. J’ai mal à la tête, mes yeux me brûlent, mes poumons toussent, mais je continue à courir. Je sens un choc dans mon tibia gauche, je m’encouble, je tombe. Une onde de douleur remonte ma jambe, inonde mon corps. Ça me donne envie de vomir. J’ai mal. J’essaie de me relever, trébuche, retombe. J’ai mal. Je crie, une seconde balle vient se loger dans mon dos. Je crie encore, mes yeux pleurent. Je vois Zahid me jeter un regard désolé avant de continuer à courir. J’ai mal. Je sens mon sang sortir de ma blessure, chaud et visqueux. Il y a trop de sang, trop.

Je me roule en boule en proférant des malédictions. De plus en plus de sang qui coule, je sens mon énergie s’estomper, mes forces me quitter. J’ai envie de dormir. Non… Pas maintenant… Il ne faut pas que je ferme les yeux. J’entends un bruit sourd et régulier, partout autour de moi. Je comprends que c’est mon cœur, qui tonne dans mes oreilles, qui pousse le sang hors de mon corps. J’ai moins mal, maintenant. Mes yeux sont troubles, je tousse, du sang est mélangé à ma salive. La poussière est retombée autour de moi, je vois des formes blanches qui s’agitent, des lumières, des flashs bleus et des taches noires qui grandissent. Je n’entends plus mon cœur, tant il bat faiblement. Ma poitrine est silencieuse, j’ai oublié que je devais respirer. J’essaie d’aspirer un peu d’air, c’est du sang qui coule dans mes poumons. Ma vision est presque totalement noire maintenant. J’ai le sentiment de flotter dans du coton, j’ai envie de me blottir dedans, bien au chaud. Mes paupières retombent doucement. Tout l’air de mes poumons se ménage un chemin vers ma bouche, formant de petites bulles roses entre mes lèvres, et je ne bouge plus.

Je crois que je me suis endormi, je ne ressens plus rien.

Cette vie-là est terminée, on dirait. Il est allongé sur le sol, on dirait une tache noire et rouge sur le béton. La scène, vue du dessus est assez intéressante. Je vois le complice maintenu par trois policiers un peu plus loin, et le libraire qui est embarqué par une ambulance. J’en ai pas mal appris avec ce M. Carlin. Au final, c’est simplement un garçon lambda qui voulait faire un monde meilleur. Ce sont ces autres prisonniers, ces recruteurs qui l’ont ainsi reprogrammé. Ce recruteurs qui eux-mêmes ont été détournés vers la voie de la violence à un moment de leur vie, par la génération précédente de radicalisés. Je vois, un cercle vicieux, c’est ça ? Oui, on en voit souvent, c’est simplement qu’il est facile d’embrigader des gens comme ce garçon, qui n’ont plus grand-chose à perdre et qui n’ont ni but ni espoir d’en avoir un, parqués dans ces HLM pourrissants. Pourquoi aujourd’hui et pas il y a vingt ans ? Simplement parce que les méthodes de radicalisation des extrémistes se sont modernisées, ils parlent à la jeunesse avec son langage, par son moyen de communication, les réseaux sociaux et Internet en général. Ils profitent de cette période de doute et de révolte qu’ont la majorité des adolescents pour leur bourrer le crâne avec leur idéologie. C’est vicieux, c’est efficace.

Aurais-je pu faire quoi que ce soit pour cet homme ? Seule, sans doute rien, après tout, en ce moment, je ne suis qu’une sorte d’ectoplasme parasitaire à la recherche d’un nouvel hôte. Mais en tant qu’humain, que pourrais-je faire ? Me lever pour aider ces banlieusards qui crient leur détresse, lever le voile d’incompréhension et de peur qui les entoure, aider à leur donner accès à des échappatoires, à une raison de vivre. Une passion, un métier intéressant, qui les aiderait à sortir, eux et leur famille, de l’indifférence et de la résignation. J’aimerais que ceux qui hier avaient peur de ces « bandes de jeunes » errants puissent demain leur tendre la main.

Je suis peut-être idéaliste ou naïve. Tout cela ne se fera pas en sept jours. En réalité, il faut bien plus pour construire un pont entre deux mondes. Mais j’ai espoir qu’à l’avenir, on ne se contentera pas de passer une jolie couche de peinture sur les murs tagués et d’armer encore plus les policiers. Ce serait se voiler la face, et c’est inutile.

 

La suite ici

 

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Maman, je t'ai dit de ne pas venir sur ce blog, merci. <3