Dommages collatéraux ou le curieux voyage d'un ectoplasme #4

Quatrième partie! On part pour les USA...

 

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Je décide de suivre la machine un bout de chemin. D’abord, elle tourne un peu en rond, au-dessus de la ville, puis elle repart vers l’ouest. Elle patrouille longtemps dans des régions désertiques, puis survole un moment une ville plutôt importante. Un peu plus tard, elle vire au sud et se pose dans un aérodrome militaire. Si je veux trouver le pilote, il va falloir que je passe par les communications du drone. Ça ne va pas être amusant. Je dois passer par les ondes satellite et des kilomètres de câbles. Pas génial du point de vue du paysage. Mais si c’est ce qu’il faut faire…

Je suis donc les ondes et les câbles. Je parcours des milliers de kilomètres en dix secondes et arrive dans un conteneur glacé. Là, il y a quatre hommes. Je viens d’arriver par le casque audio de l’un d’eux. La porte s’ouvre, laissant entrer une paire d’hommes qui remplacent l’équipe que j’ai suivie. Quelques minutes plus tard, un troisième homme arrive et s’installe sur un siège en racontant des histoires absurdes. L’autre équipe l’écoute en souriant. Il a l’air d’attendre quelqu’un.

Ce quelqu’un fait irruption au milieu de la conversation. Chevelure foncée, yeux clairs et l’air d’un trentenaire tout ce qu’il y a de plus banal. Un Américain moyen qui arrive au travail, simplement qu’il enfile une veste militaire en entrant dans le conteneur.

Il va partir en mission, là, normalement, non ? J’ai bien envie de voir à qui ça ressemble… À quoi pense un pilote quand il pilote ? Et moi, pourquoi je me pose cette question alors que je peux avoir la réponse tout de suite ?  J’attends qu’il inspire, et comme précédemment, je rentre dans son nez et vais me loger dans son cerveau. Les odeurs, les couleurs et les sons changent, un flot de pensées chasse les miennes, ou plutôt devient les miennes.

Quelle idée de mettre la climatisation aussi bas… Il fait 30° à l’ombre, ici, au  Nouveau-Mexique. Nous sommes au milieu du mois de juin, il est sept heures du soir et je vais commencer mon service de nuit. J’ai embrassé ma compagne qui revenait du travail alors que je venais de me réveiller, j’ai coiffé mes cheveux noirs, brossé mes dents pendant deux minutes trente et ai enfilé mon uniforme. En quittant notre petite maison de Santa Fe, j’ai longé le terrain de golf et ai emprunté la Paseo Real qui sort de la ville par l’ouest. Après une heure de trajet,  en parcourant des routes de plus en plus petites et poussiéreuses, je suis arrivé à la première barrière. Il y a trois enceintes de grillages électrifié, surmontés de barbelés. Chaque fois, je stoppe ma voiture devant la barrière, montre ma carte et décline mon identité pour pouvoir continuer.

 Après cette cascade de contrôles, je suis parvenu à atteindre la base, comprenez un bâtiment de béton brunâtre bas. J’ai garé ma voiture, une jeep tout ce qu’il y a de plus banal, entre une camionnette militaire et une moto au pare-boue aussi ocre que le sol sablonneux qui tente de se faire passer pour de la terre dans ce pays. Je suis descendu de mon véhicule et me suis dirigé vers la bâtisse tout en finissant un gobelet de café tiède. J’ai bipé mon badge et les portes vitrées se ouvertes sont en chuintant. Une bouffée d’air climatisé m’a fait frissonner alors que je marchais vers le panier de viennoiseries trônant sur le bureau de l’accueil, passant sous le modèle réduit d’un MQ-1 Predator suspendu au plafond. C’est ce type de drone que nous pilotons, le drone de l’armée américaine, un vrai petit bijou de technologie. J’ai annoncé ma présence à la secrétaire au regard sévère cachée derrière les viennoiseries puis ai traversé le bâtiment par un long  couloir en moquette verdâtre. Je suis ressorti de l’autre côté par une petite porte en verre, elle aussi. De nouveau, l’air était sec et brûlant. Là, jouxtant le bloc de béton brun, sont placés deux containers, un bleu et l’autre rouge. J’ai bipé à nouveau mon badge à l’entrée du rouge, le plus proche de la porte et suis entré dans la pièce aménagée à l’intérieur. J’ai soupiré de soulagement en sentant à nouveau la climatisation, même si elle est vraiment trop froide, cela vaut toujours mieux que la fournaise de dehors.

Je remets ma veste, il fait quand même trop froid. Sur celle-ci brille un insigne de l’armée américaine qui annonce fièrement « US Air Force, Timothy White».

Dans le container, Les murs sont couverts d’écrans et moniteurs en tous genres, de la caméra infrarouge au radar, en passant par les images satellites d’un désert lointain. Devant les écrans, des sièges qui ressemblent à ceux d’un cockpit d’avion. C’est d’ailleurs le nom que l’on donne, non sans ironie, à notre container. Le cockpit… Sauf que c’est un cockpit qui reste cloué au sol désertique du Nouveau-Mexique. Dans chaque siège, il y a un type comme moi, les mains crispées sur un clavier et les yeux rivés sur ses écrans, des écouteurs vissés sur les oreilles et un micro à quelques centimètres de leurs lèvres. On est quatre dans la pièce, je comprends que je suis un peu en retard car mes collègues de l’équipe de nuit sont déjà là.  L’un des hommes, un gringalet aux yeux cernés, enlève son casque et s’étire, il m’a vu arriver et c’est lui que je dois remplacer.

- Salut Dave, ‘passé une bonne journée ?, lui lancé-je.

- Mouais, si on oublie que le clavier déconne et que j’ai pas eu l’autorisation de Môssieur le chef d’aller en chercher un autre à la réserve sous prétexte qu’on était en pleine mission ! T’y crois, toi ? »

Je souris, il me libère sa place et je m’enfonce dans le fauteuil. Un courant d’air chaud passe lorsqu’il sort du container. Je pose les écouteurs sur mes oreilles et le ronronnement incessant des ordinateurs et de la climatisation s’assourdit pour faire place à la conversation de l’équipe.  « …et là, y’a les chèvres qui commencent à courir dans tous les sens et puis le berger qui essaie de les rattraper ! C’était tellement…

- Désolé du retard les gars, j’espère que je ne vous dérange pas, ton histoire avait l’air tellement intéressante, mon cher Pat.

- Ah ! Te voilà enfin ! On s’occupait juste pour éviter de se fossiliser en t’attendant…

- J’ai dit que j’étais désolé… 

Patrick Jones, alias Pat, c’est mon coéquipier. Il faut deux personnes pour piloter les Predators, l’un s’occupe du pilotage à proprement parler et de la caméra et l’autre du largage des missiles. Pat est pilote, je suis tireur. Je vise, et j’appuie sur le bouton.

Les deux autres, c’est Isaac Hill et Harold Lawrence, ils composent la deuxième équipe présente dans ce container. Nos deux drones se trouvent actuellement dans une base quelque part dans l’ouest de la Syrie. Des hommes sur place ont fait le plein d’essence, ont vérifié les moteurs et nettoyé les objectifs des caméras. Les drones sont prêts à décoller. Pat se concentre sur son écran et dirige l’engin de huit mètres de long sur la piste de décollage. Il fait  pivoter la caméra en attendant le signal qui nous permettra de nous envoler. Il fait encore sombre, en Syrie. Il est cinq heures du matin, météo presque parfaite, à peine un petit vent d’ouest. Le signal du départ est enfin donné. L’engin roule de plus en plus vite sur la piste puis s’éloigne du sol. Nous partons vers l’est alors qu’Isaac et Harold pilotent vers le nord et la frontière turque.

Nous sommes partis pour une journée de mission.

Je préfère l’équipe de nuit, parce que l’on n’a pas besoin d’utiliser la caméra infrarouge vu qu’il fait jour en Syrie à ce moment-là. On voit les couleurs du paysage, bien plus vert que celui de l’Afghanistan, même si dans environ une heure, nous survoleront à nouveau une région désertique. Notre objectif se trouve dans une ville du centre du  pays, on nous a ordonné d’éliminer un chef de groupe terroriste qui s’y cachait, et que nous avons débusqué à force d’observation. Il faut dire que cela fait bientôt trois semaines que nous survolons la région, l’équipe de jour et nous, filmant et notant les allées et venues de voitures transportant des canons anti-chars ou des combattants.

Aujourd’hui, c’est la concrétisation de tout ce boulot d’espion, nous allons tirer les missiles et éliminer notre cible.

Après un moment, une autre heure, le paysage change, devient sec. Plus nous nous approchons de notre but, plus la tension est palpable dans le cockpit.  Je jette un instant un œil sur l’écran d’Isaac. Il survole une zone urbaine. Pat m’interpelle, « On arrive…». Les bâtiments paraissent devenir plus haut, les routes plus larges. Je reconnais le groupe de bâtiment que nous devons viser. Je connais sa forme par cœur à force de le voir sur l’écran. Pat le survole, le dépasse avant de revenir en faisant une forme de 8 au-dessus. Le soleil s’est levé et la ville s’éveille, on commence à voir des voitures dans les rues.

Nous descendons de plus en plus, afin de préciser le tir. Soudain, ça y est, je peux pointer le viseur laser sur l’objectif. J’appuie sur le bouton. Quatre secondes de latence le temps que l’information arrive au drone.

Et là, je vois quelques petites silhouettes qui entrent dans le bâtiment. Des silhouettes hautes comme un enfant. Je tente d’annuler le tir, ou au pire de le détourner.

Rien ne se passe, ça ne fonctionne pas. Non ! Le clavier cassé ! J’ai oublié de le changer ! Je m’acharne sur la touche en espérant retarder le tir mais il est trop tard, je ne peux plus détourner les missiles qui filent vers la bâtisse. Quelques trop longues secondes plus tard, il y a une grande lumière qui aveugle la caméra, l’explosion. Les murs s’écroulent, partent en poussière. Plus de traces des gamins.

- C’était des gosses ? Me demande Pat, la voix tremblante

- Ouais, je crois que c’était des gosses…

- C’était un chien. 

La dernière voix, je ne la connais pas, elle appartient sans doute à un de ceux qui ont ordonné la mission et qui suivait bien tranquillement le déroulement des opérations depuis son bureau, peut-être au Pentagone.

Un chien ?

Une troupe de chiens sur deux pattes ?

Vraiment ?

- Fin de la mission, beau boulot les gars, reprend la voix.

Beau boulot ? On a tué des gosses. On devait éliminer un chef terroriste et on a tué des gosses. Je suis comme figé, crispé sur mon clavier, les yeux rivés sur l’écran, la ruine qui fume et les fourmis qui s’agitent autour, qui fouillent dans les pierres.

- On rentre, lâche Pat

- …

-Tiens, après je t’emmène boire un verre au Palace, ou deux… ou trois. On y a bien droit, non ? 

Il fait remonter le drone et nous prenons le chemin inverse de celui qui nous a amenés dans cette ville perdue au milieu de la Syrie. De nouveau, une heure de vol au-dessus du désert, puis les régions vertes, et enfin, la base. Nous n’avons plus prononcé un mot du trajet.

Le drone posé à la base aérienne, nous avons déconnecté nos écrans. J’ai jeté un coup d’œil sur celui d’Isaac. Ils surveillaient la frontière turque je crois.

Je suis rentré chez moi. Pas envie de boire, même avec Pat. Il est cinq heures trente lorsque j’arrive à la maison. Je veux dormir, je m’allonge sur le canapé.

Impossible de fermer les yeux, les images de la caméra tournent dans ma tête. J’entends des bruits d’explosions, j’ai presque l’impression de sentir l’odeur de la fumée.

Était-ce véritablement nécessaire d’intervenir cette fois ?

Oui, un chef de guerre, il faut l’éliminer… Mais les gosses ? Et ils faisaient quoi, là ? C’était une école ou quoi ? Ça voudrait dire qu’il y en avait d’autres à l’intérieur ?

Je suis un meurtrier. Un tueur d’enfants.

On l’impression qu’on joue à un jeu vidéo quand on pilote ces machines. Mais les personnages sur l’écran sont bel et bien réels. Ça, j’étais supposé le savoir, mais ce n’est qu’aujourd’hui que je l’ai compris. On fait une guerre « propre », on ne risque rien à piloter nos drones. On ne se met pas en péril. Nous sommes précis, efficaces.

Frappe chirurgicale. C’est un terme qui plaît beaucoup. On est des chirurgiens, pas des soldats. Ça vient de l’idée que nous sommes là pour enlever une tumeur et que nous sommes donc forcément les gentils de l’histoire.

La fatigue finit tout de même par me rattraper, et je plonge dans un sommeil agité.

Je vole au-dessus d’une ville. L’air est bon, le vent frais et agréable. D’un coup, je commence à chuter, de plus en plus vite. Il y a une traînée de lumière derrière moi. Je m’écrase sur le toit d’un bâtiment et tout explose dans un silence tonitruant. Le décor change. Je suis dans une salle de classe. Des enfants sont penchés sur leurs tables. L’un d’eux lève la tête vers moi. Il n’a plus de visage, juste une sorte de matière brûlée et incrustée de gravats. Je sens une odeur écœurante. Je ne peux pas détacher mon regard de ce visage détruit. Je tente de fuir, reste figé. L’enfant se lève, tend sa main écorchée vers moi et…

Je me réveille en criant, transpirant et les larmes aux yeux. Je me recroqueville dans un coin du sofa en tremblant.

Une partie de moi est partie avec le missile. Je ne pourrais pas retourner dans le conteneur, je ne m’en sens pas capable.

Demain, je poserai ma lettre de démission.

Et moi, je suis où ? Quand il a commencé son rêve, j’étais bel et bien dans son esprit, mais j’en ai été comme éjectée lorsqu’il s’est réveillé.

Il fait presque complètement noir. J’ai un poids énorme sur le corps et je ne peux pas bouger. J’entends des bruits de pas au-dessus de moi. Ils sonnent comme si l’on marchait dans des gravats. Un rayon de soleil filtre soudain entre deux pierres que l’on soulève, je profite de l’interstice pour me glisser hors de cet espace exigu.

Je suis dans les ruines d’un bâtiment. Ainsi, il est donc possible de voyager par un rêve ? Je le reconnais, c’est celui sur lequel est tombé le missile. Il y a des groupes d’hommes qui déplacent des pierres à la recherche de corps ou de survivant. Ils viennent de trouver un petit garçon avec une écharpe bleue autour du cou. Il ne bouge plus du tout et ses membres sont tordus s’une façon qui ne me paraît pas naturelle.

Je les suis. Un homme au visage fermé, silencieux porte le garçonnet dans une maison.

Je suis fatiguée. Je pense faire un petit somme avant de continuer mon voyage. Je m’introduit dans l’esprit d’une femme qui pleure et m’endors.

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La suite ici!

 

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Maman, je t'ai dit de ne pas venir sur ce blog, merci. <3